Entre distanciel, présentiel et autres « hybridités », la France n’a nullement failli à sa réputation néologiste et a fourmillé d’inventivité pour décrire une réalité pédagogique qui n’a, malheureusement, épargné aucun de nos centres de formation en cette sombre période de pandémie. Que ces nouveaux mots, parfois (au mieux ?) révélateurs d’exception culturelle à la française mais souvent symboles de « confinement » linguistique, puissent agacer les académiciens et flatter l’égo des haut dignitaires de la didactique, il n’en reste pas moins qu’ils nous ont contraints à courber le dos, à faire échec et mat à nos rêves de proximité humaine, à briser la chaîne du contact direct avec nos étudiants. Après des débuts masqués, nous autres, les Zorros des salles de cours, avons dû endosser la panoplie de Belphégor pour hanter la bande passante des applications de partage en ligne.
Fort heureusement, et après moult hésitations cornéliennes explicitées dans l’article qui suit, nous avons opté, à l’ITIRI de Strasbourg, pour la plateforme Discord, qui porte assez mal son nom : loin de semer la discorde, cet outil est ô combien fédérateur et permet de recréer des conditions d’enseignement somme toute assez proches du face à face pédagogique.
Car c’est bien là que réside toute la question. À l’éloignement forcé de nos temples du savoir, s’ajoute, pour les étudiants comme pour les enseignants, l’isolement tout court, la froideur d’un écran que l’on allume ou que l’on éteint, la tristesse d’une connexion qui, lorsqu’elle est coupée, laisse un vide abyssal que comblaient les mots de réconfort des camarades ou des collègues à la fin du cours. L’expression « distanciation sociale », tant décriée par certains pour son caractère impropre n’a pourtant jamais aussi bien porté son nom : la distanciation sanitaire entraîne de facto la distanciation sociale, une coupure avec l’autre, un disjoncteur qui saute. Dans le monde étudiant, cela est particulièrement criant et éminemment dangereux.
Après les serveurs ITIRI Admissions et ITIRI Soutenances, nous avons créé ITIRI Distanciel qui comble, à sa façon et dans une certaine mesure, ce vide imposé par le virus. Tout d’abord, est c’est important : une seule inscription, une seule connexion, une seule manipulation et vous entrez dans un monde sur mesure. Sur mesure grâce aux administrateurs du serveur qui, zélés et vassaux du bien-être de leurs étudiants, n’ont pas rechigné à configurer, personnaliser un outil qui va permettre de retrouver l’atmosphère rassurante du bâtiment que nous connaissons déjà. Il y a, donc, un réel travail préliminaire de réflexion et d’imagination, certes assez contraignant et chronophage, mais qui a le mérite de fournir à tous les usagers un grand confort d’utilisation et surtout de très nombreuses possibilités de contacts : publics, privés, discrets, personnels, par petits groupes, internationaux, ponctuels, durables… Ainsi avons-nous créé des salons vocaux personnalisés pour nos permanences, pour nos discussions privées avec nos partenaires institutionnels italiens, grecs, turcs, albanais, des salons réservés à nos étudiants où ils peuvent venir se réunir à n’importe quel moment et en toute discrétion, pour travailler sur un projet, échanger sur un cours ou tout simplement faire un « apériscord » en allumant la webcam. Nous avons imaginé des salons pour tous nos cours reportant le nom de l’enseignant et le titre de la matière, un salon pour la publication des photos du concours « pull moche de Nöel », des salons avec et pour les responsables de scolarité, des salons d’assistance technique… Et à l’intérieur de tous ces lieux virtuels, créés sur mesure, chacun, sur la base du rôle qui lui aura été attribué, peut flâner, sauter, allumer, couper, revenir, se plaindre, rire, pleurer, en groupe ou en tête à tête, en fonction des humeurs, des cours et des besoins… Il s’agit d’un lieu unique fabriqué ad hoc pour des besoins précis analysés en amont et correspondant aux attentes des étudiants que nous connaissons et chérissons.
C’est me semble-t-il, toute la différence entre Discord et les autres plateformes : la possibilité d’une « île », tous ensemble dans un même lieu isolé, le maintien d’un sentiment de communauté soudée, une idée de protection, d’encadrement pour les étudiants, de la cohésion et un esprit corporate pour les enseignants et formateurs. Le tout sur une seule et même plateforme et sans générer d’invitations spécifiques à chaque cours et plus généralement à chaque occasion. Nous nourrissons une certaine fierté à l’égard de cet instrument qui nous ressemble, qui nous rassemble et que nous avons façonné dans une grande communion d’idées.
Organisation des sessions d’admissions et des soutenances en distanciel en période de confinement : l’exemple de l’ITIRI
Par Fabien Freudenreich, Maître de Conférences associé - Institut de Traducteurs, d’Interprètes et de Relations Internationales de l’université de Strasbourg, et traducteur indépendant :
La fermeture imposée des établissements scolaires et d’enseignement supérieur décrétée en mars dernier en raison de la pandémie de coronavirus a pris de court les étudiants, aussi bien que le personnel enseignant et administratif.
Dans un premier temps, il a fallu s’organiser pour poursuivre les enseignements, et chacun s’est rué, en ordre dispersé, sur les différentes solutions à disposition, ou sur celles qu’il connaissait et maîtrisait déjà. Citons par exemple les solutions de Framasoft, qui propose des solutions libres, mais dont l’infrastructure a rapidement souffert face à l’afflux d’utilisateurs, les différentes solutions « maison » proposées par les universités, mais pas forcément adaptées à tous les besoins, ou encore les solutions plus professionnelles comme Teams ou Zoom, qui permettent de répondre à des besoins spécifiques, mais qui échappent au contrôle des directions des services numériques.
Au-delà de la continuité pédagogique, nous devions prendre une décision pour les sessions d’admissions. Fallait-il les supprimer purement et simplement, comme plusieurs établissements l’ont choisi, pour privilégier les admissions sur dossier, ou fallait-il les maintenir en distanciel, en trouvant une solution capable de répondre à nos besoins pour ces épreuves ?
Renoncer à ces épreuves et sélectionner les étudiants sur dossier serait certainement la solution la plus simple sur le plan logistique, mais augmente très nettement le risque d’erreurs de casting. Après discussion, nous avons choisi de maintenir les épreuves d’admissions, avec quelques modifications pour l’épreuve écrite, avec une solution adaptée.
Les besoins :
S’il est relativement faisable d’organiser des épreuves écrites chronométrées à distance, l’organisation des oraux en distanciel était plus complexe.
Nous avions besoin d’une solution capable de reproduire nos processus habituels pour les oraux, ainsi que notre organisation logistique :
Pour les candidats : respect d’horaires de convocation, réception du sujet à préparer, préparation, passage avec le jury attribué (en audio obligatoire, en vidéo si possible)
Pour les enseignants et jurys : tenue de plusieurs jurys en simultané, remise du sujet à préparer, délibérations entre deux passages de candidats, consultation des dossiers des candidats
Si certaines formations ont opté pour des entretiens sur Skype ou Zoom, et si l’université propose BigBlueButton, un outil qui suit le même principe d’organisation de réunions virtuelles et en ligne, ces solutions ne nous permettaient pas de gérer un aspect essentiel de nos sessions d’admissions : la gestion de la simultanéité des jurys. Nous voulions éviter aux nombreux candidats présentant plusieurs langues, ainsi qu’aux enseignants faisant partie de plusieurs jurys, de devoir jongler entre plusieurs solutions. Le contexte était déjà suffisamment exceptionnel, et nous voulions pouvoir garantir aux candidats une expérience aussi fluide que possible, tout en gardant une vue d’ensemble omnisciente sur le déroulement des jurys simultanés.
Pour gérer le plus facilement possible ces aspects, et pour essayer de reproduire le plus fidèlement possible l’organisation physique de nos épreuves d’admissions, nous avons opté pour Discord.
Qu’est-ce que Discord ?
Discord est un outil propriétaire gratuit, sorti en 2015, initialement destiné aux joueurs, pour créer des communautés autour de jeux vidéo. Aujourd’hui, il existe de nombreuses communautés, privées et publiques, autour de thèmes divers et variés : jeux vidéo, manga, cinéma, musique, politique, cuisine, bien-être, etc. Discord présente plusieurs avantages : c’est un outil gratuit, facile à prendre en main, et il est déjà connu de nombreux étudiants, qu’ils soient gamers ou non.
Chaque utilisateur peut créer un serveur, y ajouter des serveurs textuels et vocaux, et y inviter d’autres utilisateurs. Si, à l’origine, Discord est né pour répondre à des besoins de joueurs de jeux vidéo, le site de l’éditeur a récemment fait l’objet d’une refonte pour tenter d’élargir son public et souligner l’aspect communautaire et cohésion en cette période de pandémie, et surfer sur la popularité d’autres outils de collaboration comme Slack ou Teams, très largement utilisés par les employés en distanciel.
Fonctionnement de Discord :
À l’instar de Slack, Discord fonctionne sur le principe de la communication au sein de canaux, ou salons, permettant d’échanger des messages écrits, avec pièces jointes, et de communiquer en vocal et en vidéo. Discord est utilisable par le biais d’une application à télécharger et installer, sur appareil mobile, ou peut être utilisé directement dans un navigateur. L’administrateur d’un serveur peut gérer les utilisateurs en leur attribuant des rôles, avec des droits spécifiques pour chaque rôle (droit de se connecter ou non à certains salons, droit d’utiliser ou non la vidéo, droit de communiquer ou non dans des salons, etc.)
Organisation du serveur des admissions :
Le serveur propose plusieurs catégories, réservées aux administrateurs, aux enseignants ou aux candidats, avec des salons contenant des informations sur le fonctionnement du serveur, la configuration d’un casque/micro, le déroulement des épreuves et les différentes actions à effectuer. Il contient également des salons vocaux, utilisés pour les jurys dans les différentes langues proposées. Nous avons également créé un guide PDF à l’intention des candidats et des enseignants constituant les jurys. Cinq rôles sont utilisés : administrateur, candidat, enseignant, scolarité (pour la gestion des questions administratives) et everyone, le rôle de base disponible pour chaque serveur. Chaque utilisateur se connectant au serveur pour la première fois prend automatiquement le rôle everyone, avec des droits limités, et se voit ensuite attribuer le rôle adéquat correspondant à sa fonction.
Déroulement des oraux :
En temps normal, les oraux en présentiel se déroulent de la manière suivante : le candidat se présente à l’heure de convocation devant la salle du jury qui lui a été affecté. Un membre du jury l’accueille et lui remet le texte à préparer, dans une salle réservée, pendant une vingtaine de minutes. À l’heure de son passage, un membre du jury vient chercher le candidat, et l’oral commence dans la salle du jury. Une fois l’oral terminé, le candidat repart, et le jury peut délibérer. Pendant le déroulement de l’oral, le jury a accès à une version papier du dossier du candidat. Si le candidat présente une autre langue, il se présente à l’heure de convocation devant la salle du jury correspondant, et le même processus s’applique.
Pour les oraux sur Discord, la logistique suivante a été mise en place : le candidat se présente à l’heure de convocation dans le salon Salle d’attente (pour reproduire le couloir physique de l’ITIRI). Dans chaque jury, un membre déplace chaque candidat vers le salon vocal dans lequel se déroulera le jury, pour faire les présentations, et vérifier l’identité du candidat. Le jury remet au candidat le sujet à préparer, en lui envoyant un message direct avec le texte en pièce jointe. Le candidat est renvoyé dans le salon Salle d’attente pour préparer son texte. Dans le salon Salle d’attente, les candidats ne peuvent ni communiquer en vocal, ni utiliser la caméra, pour limiter les risques de triche. À l’heure de passage, le candidat est à nouveau déplacé vers le salon du jury, et l’oral commence. Au terme de l’entretien, le candidat peut se déconnecter du serveur s’il a terminé, ou retourne en Salle d’attente s’il présente une autre langue. Les membres du jury délibèrent en vocal. Pendant le déroulement de l’entretien, le jury a accès au dossier du candidat sur eCandidat.
De la même manière que différentes épreuves orales se déroulent en même temps dans différentes salles pour les admissions en présentiel, les entretiens se sont déroulés dans différents salons vocaux en simultané suivant un planning établi au préalable, et les candidats étaient déplacés par les jurys correspondants.
Contraintes techniques :
Si le déroulement des oraux d’admissions s’est globalement bien déroulé, nous avons évidemment dû faire face à plusieurs problèmes techniques, entre problèmes de connexion, soucis de micro/caméra, soucis de compatibilité avec certains navigateurs, ou problèmes avec la gestion des droits, autant pour les candidats que pour les membres des jurys. Pour réduire au minimum les risques, nous avons organisé des sessions de test, pour les candidats et les enseignants faisant partie des jurys.
Nous avons à chaque fois pu trouver des solutions, et si les conditions n’étaient pas toujours des plus confortables, nous avons réussi à faire passer les plus de 200 candidats d’une manière suffisamment satisfaisante pour avoir un avis précis sur chacun d’eux, qu’une admission uniquement sur dossier n’aurait pas permis d’avoir.
Reproduire ce succès :
Au terme des admissions, nous avons organisé les délibérations finales dans un salon vocal spécifique, et communiqué les résultats aux candidats sur ce même serveur, avant de leur faire parvenir les résultats officiels par email.
Les oraux d’admissions s’étant déroulés de manière satisfaisante, nous avons décidé d’organiser les soutenances de mémoires sur Discord également. Dans cette optique, nous avons créé un serveur distinct, relativement similaire dans son fonctionnement, avec quelques modifications en fonction des besoins, comme des salles d’attente distinctes pour les trois parcours du diplôme, ou encore des salons vocaux différenciés pour chacun des parcours.
Les épreuves se sont là aussi déroulées correctement, et nous avons pu optimiser quelques procédures en tirant des enseignements du déroulement des admissions.
La question des données personnelles :
Cette question se pose évidemment, étant donné que nous organisons des activités pédagogiques officielles, dans un outil qui n’est pas préconisé et qui échappe au contrôle de la direction du service numérique (les serveurs étant hébergés dans des centres de données Discord répartis dans le monde). S’il est vrai que Discord collecte automatiquement un certain nombre d’informations, comme de nombreux autres outils et logiciels, la politique de confidentialité de l’éditeur indique que les données collectées ne sont pas revendues. Cette affirmation est évidemment difficile à vérifier, mais des options sont néanmoins disponibles dans les paramètres utilisateur, pour limiter les données envoyées. Pour limiter au maximum les risques sur les serveurs que nous avons mis en place, nous avons spécifiquement demandé aux utilisateurs de ne pas échanger de fichiers contenant des informations sensibles, et d’utiliser les canaux officiels pour cela. À titre d’exemple, les dossiers des candidats devaient être strictement consultés sur eCandidat, et non échangés dans Discord.
Reste la notion de contrainte. Si l’immense majorité des étudiants utilisent déjà Facebook et d’autres médias sociaux de leur propre chef, difficile d’obliger des candidats ou étudiants à utiliser une plateforme propriétaire spécifique sans leur laisser le choix. La même question se pose d’ailleurs pour Zoom ou les autres outils que certaines formations ont utilisés. Néanmoins, nous devions prendre des décisions importantes rapidement, en l’absence d’alternatives pertinentes proposées par l’université ou le Ministère. Ces choix se sont avérés payants au vu des résultats obtenus, dans un contexte difficile dont nous n’avions pas la maîtrise.
Et après ?
Plusieurs autres formations en France ont utilisé Discord pendant le confinement, ne serait-ce que pour entretenir le sens de communauté des enseignements et maintenir un lien essentiel avec des promotions dispersées et confinées aux quatre coins de la France, et parfois du monde. Citons par exemple la formation Information-Communication de l’Université de Lorraine, qui a utilisé, et utilise toujours, un serveur Discord regroupant étudiants et enseignants, pour discuter et échanger des informations utiles, pendant le confinement et en préparation de la rentrée.
Ce côté outil de communication pour des communautés serait intéressant à développer pour l’ITIRI, non pas pour faire de Discord l’outil de communication officiel de l’institut, mais pour permettre aux étudiants des différents masters et des différentes spécialités de communiquer, d’échanger, de collaborer, d’avoir le sentiment d’évoluer au sein une communauté soudée, même si virtuelle. Utile en temps normal pour renforcer les liens entre étudiants et personnel enseignant, une plateforme de gestion de communauté s’avère essentielle en temps de crise, comme celle que nous vivons actuellement. Une telle utilisation pose néanmoins d’autres questions, notamment en matière de confidentialité, de sécurité et de modération de contenu, qui méritent une réflexion approfondie.
Détails
- Date de publication
- 5 janvier 2021
- Langue
- anglais
- français
- néerlandais
- Catégorie EMT
- Initiatives pédagogiques